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Techniques d’inécriture et improvisation expressive
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Techniques d’inécriture et improvisation expressive
Stéphane Altier, faculté de musique de l’université de Montréal
stephane.altier@umontreal.ca
Actes du Colloque international : « Composer au XXIe Siècle – Processus et Philosophies »
Montréal (Québec) Canada, 28 février – 3 mars 2007
Résumé
Introduction
Mes recherches récentes sur les relations entre forme et transformation en musique m’avaient
conduit à définir la notion de « multiplicité » comme la seule forme valide d’organisation musicale
entièrement transformationnelle. Ce travail (sur lequel je ne reviendrai pas ici) faisait référence au
concept Deleuzien de Multiplicité à n-1, concept qui permet de bien comprendre ce dont il s’agit :
dans une multiplicité musicale, il y a n dimensions (1 par instrument) moins celle de
l’unité/striation - cf. Mille Plateaux). Cette approche impliquait d’autonomiser les parties
instrumentales, c’est à dire de les concevoir en dehors de toute référence à un système commun
d’unités discrètes (de hauteurs, de rythmes, etc.), puis de les assembler comme autant de réalités
distinctes en présence mutuelle et dont ce sont les « devenirs » (ou transformations) qui
constituent la musique.
Mais ces devenirs distincts et autonomes étaient réunis dans une écriture conventionnelle, c’est à
dire dans un système discret. Or, l’écriture précise et fixe d’une multiplicité ne se contente pas de
figer, comme une photographie pour laquelle il leur faudrait poser, le cours des transformations
qu’elle réunit. Dans la pratique, elle impose encore aux musiciens de tendre vers une cohérence
rythmique inutile, car sans objet (soulignant des faits sonores sans valeur musicale particulière), et
nuisible à l’expressivité de leur jeu, qui est au contraire primordiale.
[Exemple 1 - extrait de Parcours III]
Audio 1
J’ai décidé de tenter de résoudre ce problème en prenant trois décisions fondamentales :
1/ faire de la partition un outil préliminaire, où les devenirs de chaque instrument sont superposés
approximativement, mais qui n’est pas utilisé pour l’interprétation ;
2/ remplacer la partition par une multiplicité de parties véritablement séparées, conçues comme
autant de solos que les musiciens doivent travailler seuls avant de les confronter, sans répétition
(et sans chef), à un ensemble largement inconnu d’eux (chaque partie a un tempo propre et ne
contient que des références ponctuelles aux événements importants des autres) ;
3/ faire du concert le lieu d’une « improvisation expressive », impliquant pour chaque musicien
d’adapter un solo parfaitement maîtrisé (et écrit dans les moindres détails) en réaction à un
contexte largement inconnu et imprévisible.
Mon but est de remplacer l’écriture discrète d’une multiplicité par une « inécriture » elle-même
multiple (sans partition globale). C’est l’objet de ma présentation d’aujourd’hui.
Dans un premier temps, je parlerai de l’idée même d’inécriture et de trois « techniques »
spécifiques qu’elle implique. Je présenterai ensuite des extraits sonores d’une première pièce
composée suivant les trois « décisions » présentées précédemment, et dont je me servirai pour
expliciter la notion ambiguë d’« improvisation expressive ».
I/ « Techniques » d’inécriture
1/ Assemblage : superposition floue - mobile
L’inécriture d’une multiplicité impose au compositeur de changer drastiquement son rapport à la
partition. En effet, au lieu de représenter ce qui se produira au cours de l’exécution, la partition,
qui contient la superposition idéalement parfaite de tempi en réalité fluctuants, dévoile précisément
tout ce qui ne se produira pas ; et au contraire, les rencontres de hauteurs, de timbre, de
dynamiques qui se produiront effectivement ne peuvent que s’y deviner vaguement.
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[Exemple 2 – « pas moi non non mais le désert la nuit…, manuscrit scanné, page 2] (Tel
élément pourrait coïncider avec tel autre, etc.).
Il faut donc qu’aucune des coïncidences sonores possibles ne soit nuisible à la musique, et que
toutes lui soient potentiellement utiles, ce qui implique de composer mentalement pour chaque
passage une multitude de réalisations possibles.
La seconde difficulté, particulièrement dans le cas d’une musique assez longue et pour un grand
nombre de musiciens, comme la pièce dont nous entendrons tout à l’heure des extraits, consiste à
trouver des moyens de remettre périodiquement « les pendules à l’heure ». Une multiplicité
inécrite doit se composer comme un « mobile » dont les segments sont reliés entre eux de loin en
loin. La solution que j’ai adoptée ici consiste soit à donner à des événements sonores marquants le
rôle d’indiquer un basculement de tous les musiciens vers une nouvelle partie de la pièce (remise à
l’heure globale), soit à demander à un musicien de chercher par l’écoute du jeu d’un autre musicien
des signes grâce auxquels il pourront se rejoindre et jouer ensemble pour un temps (remise à
l’heure locale); comme la pièce ne doit pas être répétée, on devine que de tels événements doivent
être bien repérables (l’exécution de la pièce en question a d’ailleurs montré que j’étais un peu
optimiste sur ce point…).
[Exemples 3 et 4 – Remises à l’heure globale et locale]
Une fois définis le « mobile » que constitue la pièce ainsi que les mécanismes de remise à l’heure
nécessaire à son bon déroulement, il faut encore donner aux instruments des logiques mélodiques
et rythmiques distinctes et autonomes. Les notions d’écriture « selon le corps sonore » et d’écriture
« de l’effort » sont ici mises à profit.
2/ Écriture selon le corps sonore
Qu’est-ce qu’écrire selon le corps sonore ? C’est utiliser les particularités physiques d’un instrument
pour en déduire une écriture des hauteurs ou des timbres qui lui soit propre et lui conférer ainsi
une « identité ». Prenons deux exemples :
Le cor est désaccordé, piston par piston comme suit :
[Exemple 5 : accordage pistons et extrait du début de la partie de cor]
- [Cor : fa 2 (concert) 174.61 / 1er piston - 152.6 / 2nd piston - 161.67 / 3ème piston 144 Hz (la
note de chaque piston est baissée d’environ 1/6 ton)]
- La combinaison des pistons aggrave ces légers décalages de hauteurs de façon complexe,
puisque les trois pistons ensemble ne baissent pas, comme on pourrait le croire, le son d’environ
1/2 ton, la facture même de l’instrument tendant à hausser les notes jouées avec plusieurs pistons
abaissés : le résultat est une dégradé très fin de micro-intervalles que le corniste ne doit pas
chercher à « corriger », mais au contraire laisser sortir (tous les doigtés sont écrits).
Au niveau compositionnel, le passage d’une note à l’autre est conditionné par la règle suivante : la
nouvelle note nécessite d’enfoncer un piston de plus (un seulement) ou au contraire d’en relâcher
un. Reste à trouver parmi les mouvements de piston possibles et les harmoniques disponibles une
note convenant au mouvement souhaité. Le résultat est une ligne que je n’aurais pas écrite pour
un autre instrument et surtout dont les micro-intervalles sont liés de façon intime à l’instrument
lui-même.
Dans le cas du violoncelle, l’écriture selon le corps sonore prend ici un autre sens qui s’étend au
corps du musicien :
[Exemple 6 : passages de violoncelle avec hauteurs indéterminées]
Audio piste 2
Les hauteurs jouées dépendent ici de la main même du violoncelliste [expliquer rapidement]; elles
peuvent bien sûr être « hors tempérament », ce qui est renforcé par un usage extensif des
harmoniques naturelles comme repères de hauteur pour des sons « normaux » [Expliquer
rapidement avec accord spécial du violoncelle]. C’est ici le geste (l’effort) du violoncelliste qui est
écrit et non les hauteurs qu’il traverse littéralement, ce qui nous amène à la dernière « technique »
de ma présentation.
3/ Écriture de l’effort
L’écriture de l’effort est particulièrement manifeste dans la partie de violoncelle, dont le son en
constante mutation n’a jamais valeur d’objet sonore quantifiable. Le son du violoncelle manifeste
sa propre transformation, au gré d’un parcours que nulle figure thématique ou rythmique ne
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permet d’entendre comme un développement linéaire. Le son n’est ni un objet défini, ni le
matériau d’une construction, mais la marque d’un effort en train de s’accomplir.
A certains endroits, et sans négliger l’effort considérable du violoncelliste, c’est celui de
l’instrument lui-même qui est écrit, par un usage du suraigu où il est confronté à ses propres
limites acoustiques, ce dont le son rend compte.
[Exemple 7 – violoncelle suraigu]
Audio piste 3
Effort et corps sonore sont intimement liés, et ces deux techniques peuvent sembler n’être qu’une
seule et même notion. Ce qui les différencie est le rôle que chacune joue dans mon travail :
- L’écriture selon le corps sonore vise à produire une musique dé-tempérée, donnant à l’instrument
un espace de hauteurs et des modalités de mouvements entre ces hauteurs qui lui sont propres
(autonomisation compositionnelle).
- L’écriture de l’effort vise à mettre en valeur les mouvements qui traversent cet espace, pour
centrer la perception sur le geste, qui est, selon moi, le son lui-même (autonomisation gestuelle).
Nous sommes donc revenus à notre point de départ, puisque la liberté rythmique que permet
l’inécriture visait en premier lieu à faciliter la qualité gestuelle et donc expressive des
instrumentistes en supprimant l’impératif de cohésion rythmique qu’implique l’écriture
traditionnelle. En rendant le geste plus libre, mon but est de permettre qu’il soit perçu comme plus
réel (comme l’effort qu’il est), et de rapprocher ainsi le musical du réel, en diminuant au maximum
la nécessité pour l’auditeur d’avoir accès à des références musicales et culturelles bien définies. Je
m’efforce de rendre ces références inutiles (caduques) en composant une musique qui sonne
comme les sons du monde, sons dont tout un chacun possède un catalogue quasi infini de
modèles. Le son est pour moi la marque d’un effort en train de s’accomplir.
III/ Exemples sonores : « improvisation expressive »?
Je vais maintenant jouer deux extraits de la seule pièce que j’ai inécrite à ce jour et qui m’a servi
de prototype. Cette pièce pour violoncelle et 9 instruments a été jouée ici même il y a quelques
semaines, et disons tout de suite que beaucoup de choses ne se sont pas déroulées comme
prévu... Certaines cues n’ont pas fonctionné, entraînant inévitablement une cascade d’autres
problèmes jusqu’à ce que des cues immanquables aient remis les pendules à l’heure. Il en résulte
que sur les 18 minutes de la pièce, seules les 6 premières et 6 dernières sonnent à peu près
comme prévu, la partie centrale étant pour le moins chaotique…
Les principales raisons de cet échec relatif sont le trop grand nombre d’instruments et surtout la
trop grande complexité du « mobile », et découlent ensemble du fait que les idées mêmes
d’inécriture et d’improvisation expressive ne me sont venues que lorsque je commençais l’écriture
d’un projet conçu jusque là de façon conventionnelle.
[Deux extraits de : Pas « moi » non non mais le désert la nuit…]
Audio pistes 4 et 5
Pour conclure : l’improvisation expressive, qu’est ce que c’est ? Et est-ce que ça marche ?
L’improvisation expressive consiste pour le musicien à improviser son jeu et non des notes, à
découvrir un monde sonore peuplé d’autres êtres et à improviser avec eux une oeuvre possible. Sur
un plan théorique, L’idée d’improvisation expressive est la conséquence de ma réponse affirmative
aux questions suivantes :
- La complexité croissante des parties instrumentales dans la musique occidentale récente
(techniques étendues, rythmes irrationnels, dilution de la pulsation, etc.) ne trahit-elle pas un
mouvement progressif, le plus souvent inconscient, implicite, mais bien réel, de l’unité d’un
discours de représentation du monde vers une multiplicité caractéristique d’une présence au monde
?
- Si oui, le musicien ne doit-il pas recevoir de fait une autonomie que l’idée même de la musique
lui reconnaît souvent implicitement mais que son écriture lui dénie ?
- Enfin, peut-on donner une liberté au musicien (comme dans les années 60 et 70) en lui laissant
le soin d’inventer les notes qu’il jouera à tel ou tel moment plus ou moins « indéterminé » d’une
musique, ou n’est-ce pas plutôt en lui confiant une écriture extrêmement précise mais distincte et
autonome, en le « surdéterminant », qu’on peut lui donner l’occasion réelle de devenir son jeu, de
se libérer dans une relation non feinte avec le monde sonore qu’il découvre ?
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L’improvisation expressive ne donne pas ce qui me semble être une fausse liberté (une latitude –
un choix) ; elle impose de se libérer par la surdétermination qu’impliquent la difficulté technique de
l’écriture et la complexité du monde sonore inconnu où il faut se projeter. Est-ce que ça marche ?
Je vous fais juge… Je peux seulement dire que les musiciens ont adhéré spontanément au projet,
que la plupart d’entre eux m’ont dit souhaiter rejouer la pièce, et surtout que leur jeu a dépassé
mes attentes, compte tenu de l’imperfection du prototype que je leur avais confié le soin
d’explorer.